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Pour étudier la «nouvelle catégorie nosographique» que constitue la névrose entre la seconde moitié du XIX siécle et le premier quart du XX, Edwige Comoy Fusaro, Maître de Conférences à l’Université de Nice, choisit une approche profondément originale, qui fait de ce livre un véritable essai, et non une thèse universitaire (bien qu’il découle d’un travail doctoral).
Structurée en trois parties («Névrose et littérature», «Les paradoxes de la névrose», «Nèvrose ontiques, névrose ontologiques»), cette réflexion, qui apporte une contribution décisive à l’étude des rapports entre médecine et littérature, refuse aussi bien la causalité trompeuse d’une chronologie linéaire que la dispersion potentielle d’un classement thématique et la monotonie d’une simple typologie des névroses. Ce choix méthodologique hardi ne signifie pas que, pour une période qui couvre près d’un demi-siècle et un corpus littéraire d’un richesse remarquable, l’auteur n’ait pas été attentive aux évolutions, aux ruptures épistémologiques ou encore à la necessité de distinguer entre le différentes maladies nerveuses, hystérie, épilepsie, pathologies dissociatives ou obsessionnelles, compulsions et phobies en tout genre. Mais elle a préféré distribuer l’information selon des axes qui relèvent (dirons-nous pour simplifier) dans un premier temps d’une analyse comparative des discours littéraires et médicaux, puis dans un second temps des relations complexes entre représentation de la maladie et conception de la société et enfin, dans un troisième temps, des problématiques identitaires, à travers les différentes conceptions de la psyché et de l’individu qui émergent des oeuvres narratives. Les bornes chronologiques choisies permettent d’aborder une période extrêmement cohérente, qui part de la promotion littéraire de la névrose par la Scapigliatura (et, sur le plan scientifique, du succès des travaux de Lombroso, à commencer par la publication en 1864 de Genio e follia, qui devient L’uomo di genio dans la cinquième édition révisée de 1888) et s’achève avant la pénétration des thèses freudiennes en Italie: le terminus post quem étant, bien sûr, La coscienza di Zeno, le dernier roman majeur pris en compte par Edwige Comoy Fusaro est Rubé (1921) de Borgese. Èvidemment, la cohérence de ce parcours est aussi politique et sociologique, puisqu’il recoupe les années difficiles qui vont de l’Unité à la montée du fascisme. L’une des hypothèse les plus féconde qui sous-tendent cet essai consiste à poser la névrose, paradoxale maladie sine materia, état intermédiaire et instable entre santé et folie, comme une surface de résistance à la conception positiviste de la science, qui offre à la littérature un espace d’expression laissé vacant par le discours médical. Un intéressant système de vases comunicants se met en place: d’une part, la névrose ne présentant pas de lésions, les scientifiques sont amenés à recourir à un vocabulaire «normal», voire littéraire et métaphorique, pour la décrire (on peut parler de «littérarisation de la médecine»); d’autre part, le roman, par le jeu des analepses et la polyphonie propre au genre, se présente comme le lieu privilégié d’une réinvention et d’une fertile sémiologie de la névrose, qui devient di meme coup la métaphore de la crise de siècle et, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Max Nordau, de la «dégénérescence» de la société, en un moment où la littérature est elle aussi pensée comme «malade» (on peut parler de «médicalisation de la littérature»). Ce double mouvement permet à Edwige Comoy Fusaro de montrer que les écrivains ne sont pas nécessairement les suiveurs passifs du discours médical: très souvent, ils font preuve d’une liberté d’interprétation et d’une audace dans les hypothèses explicatives, qui d’une certaine manière devancent non seulement la terminologie des scientifiques, mais encore leur conception même des pathologies nerveuses et psychiques.
Grâce à l’originalité de la démarche adoptée, les mêmes textes littéraires, pris dans un très large corpus qui comporte des «classiques» comme Fosca de Tarchetti, Giacinta de Capuana, Malombra de Fogazzaro, les premiers romans de D’Annunzio ou les oeuvres de Tozzi, Pirandello et Svevo, mais aussi des romans mineurs, comme ceux de Luigi Gualdo, peuvent être analysés plusieurs fois, dans des chapitres différents, sans que cette reprise soit synonyme de répétition: il s’agit de changer chaque fois de perspective, pour étudier tour à tour la figure du médecin et sa fonctionnalité narrative, les liens entre pathologie et subversion, l’approche non rationnelle du monde (et l’ouverture au fantastique), les dissemblances entre névroses féminines et névroses masculines, la «démocratisation» progressive des maladies nerveuses, qui cessent d’être l’apanage d’une élite décadente, ou encore le problème de la responsabilité juridique des aliénés.
Les conclusions auxquelle parvient cet essai éclairent un pan entier de la culture littéraire d’une époque, dans ses relations avec la science e l’évolutions de la société – et les lecteurs que la Scapigliatura intéresse seront comblés. Mais, au détour d’une page, ce sont aussi les oeuvres singulières qui peuvent recevoir une interprétation nouvelle, entre en relation avec des textes oubliés, littéraires ou paralittéraires (comme ceux de Paolo Mantegazza), bousculer, grâce à la lecture qu’en propose Edwige Comoy Fusaro, les compatiments trop commodes de l’histoire littéraire traditionnelle. La nèvrose, maladie par définition ambiguë, devient aisi l’instrument étonnammment efficace d’une interprétation plurielle et non linéaire de la littérature.
Data recensione: 01/01/2007
Testata Giornalistica: Revue des études italiennes
Autore: Aurélie Gendrat-Claudel